Joachim Viallon
L'impasse Yéménite
Updated: Feb 3, 2022
Depuis 2014, le Yémen est plongé dans une guerre civile opposant les rebelles Houthis (minorité chiite de la région), aux forces de l’ancien président Ali Abdallah Saleh. Toutefois, l'intervention de l’Arabie saoudite en 2015 a donné une dimension internationale au conflit, cristallisant le pays dans un chaos aporétique. La guerre continue à gangrener le pays, qui subit actuellement une colossale crise humanitaire et alimentaire.
Les agences d’observation de l’ONU ont produit fin 2021, un rapport alarmant dont voici les grandes
lignes :
- 377 000 décès, victimes des combats et de la crise humanitaire.
- 80% de la population a besoin d’une aide d’urgence, soit 24 millions de personnes.
Cela est notamment dû à un blocus d’approvisionnement par Mohamed Ben Salman, prince héritier de l’Arabie saoudite, et à un bombardement régulier de l’Arabie saoudite et de ses alliés contre les rebelles houthis et la population yéménite. L’escalade des tensions se poursuit et une nouvelle opération de grande envergure fut lancée le samedi 25 décembre 2021 par l’Arabie saoudite en représailles à une attaque houthie. En 5 ans, la guerre a fait près de 150 000 morts, pour un front qui ne bouge pas.
Cette dramatique situation peut être expliquée au travers des nombreuses fractures qui morcellent le pays, faisant de ce dernier le terrain de jeu des puissances géopolitiques régionales. Et malgré l’urgence, cette guerre silencieuse et crise humanitaire fait rarement la une.
Les multiples fractures yéménites
L’histoire du Yémen est une suite de fractures multiples (géographique, religieuse et historique) entre le Nord et de Sud et au sein même de ces régions.
Position géographique

Le Yémen se situe au Sud de la péninsule arabique. Ses voisins sont : Oman, l’Arabie saoudite, l’Érythrée, Djibouti, et la Somalie. Le pays est bordé par la mer d’Arabie et la Mer Rouge dont il contrôle en partie l’accès avec Djibouti via le détroit de Bab el Mandeb. Il s’agit d’un des couloirs de navigation les plus fréquentés au monde, par où transitent 5 millions des barils/jour et 12% du commerce mondial.
Avec 30 millions d’habitants, le Yémen est le 2ᵉ pays le plus peuplé de la péninsule arabique. La position géographique du pays revêt ainsi une importance stratégique de premier plan.
Survol historique

La position stratégique du Yémen a permis la constitution de royaumes prospère et puissants. Elle va aussi susciter la convoitise des grandes puissances à mesure que se développe le commerce international (occupation par l’empire ottoman, puis annexion par l’empire britannique qui en fait une toute
clé commerciale des Indes.)
Séparé en deux pays différents, le Yémen du Nord, indépendant dès 1917 et s’est constitué de la République arabe du Yémen en 1962. Ensuite, le Yémen du Sud va accéder à l’indépendance en 1967 et devient la République démocratique populaire du Yémen.
Nord et Sud vont constituer deux entités séparées avec des régimes politiques très différents.
● Au sud, le gouvernement est dans la sphère d’influence soviétique. République démocratique populaire du Yémen est le fruit d’un soulèvement nationaliste lié à la présence anglaise.
Capitale : Aden.
● Au Nord, la République arabe est pro-occidentale et soutenue par l’Arabie saoudite. Capitale : Sanaa
Si les deux républiques entretiennent au début de bons rapports et cherchent à s’unifier, le contexte de la guerre froide et l’instabilité des deux gouvernements yéménites, entretenue par l’Arabie saoudite, qui est contre la réunification, vont retarder le processus. La république du Yémen unifié ne verra le jour qu’en 1990, 20 ans après l’indépendance du Sud et après une guerre civile qui aura fait près de 200 000 morts. Il faudra encore 10 ans pour qu’en 2000 le pays règle le conflit qui l'opposait à l’Arabie saoudite au nord du pays et obtienne la reconnaissance de ses frontières actuelles. C’est Sanaa qui devient la capitale du pays unifié, aux dépens de sa rivale Aden. Et c’est l’ancien président du Yémen du Nord, Ali Abdallah Saleh qui gouverne.
Or, la concentration des pouvoirs au Nord va raviver les clivages profonds qui déchirent la société yéménite en dehors de son histoire coloniale.
Clivages de la société yéménite
1. Clivage géographique
Le Nord montagneux bénéficie d’une pluviométrie importante, propice à l’agriculture. Ainsi, sa population est deux fois plus importante qu’au Sud du pays.
2. Clivage religieux
La population yéménite est principalement Musulmane, toutefois il subsiste un clivage fort : le Nord est majoritairement chiite ; tandis que le Sud est surtout sunnite (1)
(1) Il s’agit des deux principales branches de l’Islam. Le chiisme regroupe environ 10 à 15% des Musulmans et sa première communauté vit en Iran. Le sunnisme est donc largement majoritaire. Par ailleurs l'islam sunnite est la religion officielle de l’Arabie Souadite, berceau de l’Islam. Les tensions entre sunnites et chiites catalysent pléthore de conflits dans la région.
Tous ces clivages font que l’unification signée en 1990 va être rapidement mise à mal. Dès 1994, les populations du Sud cherchent à faire sécession. Le très autoritaire président, Ali Abdallah Saleh, ordonne à ses troupes de récupérer Aden (capitale du Sud). L’unité du pays est conservée, mais au prix d’un important traumatisme pour les populations du sud. Le mécontentement s’installe et la contestation qui se poursuit pacifiquement au sud est sévèrement réprimée.
En outre, le nord du pays connaît également à partir de 2004 une certaine instabilité avec la montée en puissance des houthis, groupe militaro-religieux d'origine chiite, issu du nord du pays et soutenu par l'Iran, tentent d'occuper la province de Marib, défendue par une coalition de milices tribales et par les forces fidèles au président. Les houthis vont ainsi s’engager dans une guerre (2004 à 2009) contre l’État central depuis leur fief de Sadaa et progressivement se dégager de l’emprise du pouvoir basé à Sanaa.
Au 21ᵉ siècle, les affrontements entre les différentes factions qui revendiquent le pouvoir au Yémen n’ont pas cessé, maintenant les populations dans une situation de guerre civile quasi constante depuis 30 ans avec l’ingérence de plus en plus forte des puissances voisines.
Ingérence étrangère et guerre civile au Yémen
Chaos Yéménite
Tout d’abord, notons qu’en 2011, dans le sillage des printemps arabes, un soulèvement général populaire pousse le président Saleh à abdiquer au profit de son vice-président Mansour Hadi. Ainsi, les houthis profitent de la faiblesse du régime pour se lancer à la conquête de la capitale en juillet 2014, profitant au passage de la complicité des alliés de l’ancien président Saleh. Ce fut une réussite, car en janvier 2015, le président Hadi démissionne et se réfugie en Arabie saoudite, et quémande l’aide du prince héritier Mohamed Ben Salman (son voisin et allié sunnite), véritable leader de l’Arabie saoudite et qui cherche à affirmer sa position (2) . Socialement, le Yémen est plus que jamais fracturé. Le pays et son territoire sont déchirés entre 3 forces : les houthis, les séparatistes du Sud et les loyalistes envers l'ancien gouvernement.
(2) Le roi de l’Arabie saoudite, théoriquement leader de son pays, est dans un état de santé végétatif qui le rend
impotent. Mohamed Ben Salman a écarté au fil des années une grande majorité de ses opposants (les autres princes héritiers), usant de méthodes sujettes à controverse. Il fut notamment le commanditaire de l’assassinat sanglant du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.
Internationalisation du conflit
En mars 2015, l’Arabie saoudite sous le commandement Mohammed ben Salmane (MBS) démarre une intervention au Yémen, à la tête d’une coalition internationale réunissant le Maroc, Turquie, Égypte, Soudan, Jordanie, Bahreïn, Qatar, Pakistan, Émirats Arabes Unis. Le pays lance l’opération « tempête décisive » visant à replacer Mansour Hadi au pouvoir. L’intervention ne rencontre pas le succès escompté, pas plus que la suivante d’ailleurs, baptisée « restaurer l’espoir ».
Cet appui va achever de décrédibiliser le Président Hadi qui ne se trouve pas en mesure de reprendre le pouvoir face aux rebelles, malgré la coalition conséquente dirigée par l’Arabie saoudite. Le renforcement du mouvement houthis se prolonge, infiltre les rouages de l’État ainsi que le mouvement sécessionniste du sud qui contrôle le port d’Aden. Les houthis voient leur influence encore développée avec le soutien des Émirats arabes unis (EAU) pourtant théoriquement alliés de l’Arabie saoudite et membre de la coalition. Le camp anti-houthis est donc fissuré.
Présence d’Al Qaïda
A ces trois forces qui s’affrontent sur le sol yéménite (houthis, séparatistes du sud, loyalistes),il faut ajouter Al Qaïda dans la péninsule arabique –AQPA-. Le mouvement terroriste déjà implanté depuis longtemps au Yémen va profiter de l’instabilité -voire du chaos- en 2015/2016 pour prendre le contrôle d’une partie du territoire. Ainsi, la 5ème ville du pays, Al Mukalla, tombe aux mains des forces de l'antenne régionale d’Al Qaïda. C’est AQPA qui revendique en janvier 2015 l’attentat contre Charlie Hebdo en France.
A la suite des frappes de drones américains, des bombardements émiriens,, à l’engagement militaire tant des houthis que des forces de la coalition, AQPA est désormais en perte de vitesse, toutefois la tentation djihadiste au sud du pays, souffrant de forte précarité et habitué à la présence d’Al Qaïda. Il s’agit d’une rare fois où la grande majorité des forces présentent dans la région convergent vers un même objectif, la destruction d’AQPA. L’intervention de puissances occidentales pose également la question de leur implication dans le conflit.
Ingérence étrangère et jeu géopolitique
Si tous les ingrédients étaient réunis au Yémen pour qu’ait pu éclater cette guerre civile, elle
n’aurait pas perduré sans l’ingérence des grands acteurs de la région : l’Iran, l’Arabie saoudite et les Emirats arabe unis, mais aussi le laissez-faire des grandes puissances : Etats-Unis et Europe en tête, qui pourvoient en armement les monarchies du Golf et sont dès lors accusées de complicité.

La situation semble d’autant plus inextricable que l’Iran a progressivement augmenté son soutien au mouvement houthis, soulignant la volonté de création d’un croissant chiite (Liban, Syrie, Irak, Yémen) dont l’Iran serait le garant. L’Arabie saoudite prend cette expansion d’influence très au sérieux, et les interventions au nord du Yémen pour contenir la menace chiite renforcent la détermination houthis et l’appui de l’Iran, alimentant des tensions géopolitiques et religieuses. En effet, ces interventions sont aussi pour l’Arabie saoudite une façon d’affaiblir un voisin qu’elle a toujours considéré comme un concurrent potentiel sur le plan politique, démographique et commercial. Le Proche et Moyen-Orient est au coeur de guerres d’influences entre des hommes et régimes forts, d’un grand jeu dont les tensions sont illustrées et catalysées au Yémen.
Alors que l’Iran mène une guerre de proxy à petit frais, l’Arabie saoudite, elle, s'essouffle et ne cesse de s’enliser dans ce conflit. L’Arabie saoudite souffrant de multiples déboires militaires, a préféré adopter une autre technique : affaiblir les rebelles du Sud et les Houthis ! Ainsi, Mohamed Ben Salman maintient un blocus féroce sur la région, notamment au niveau des ports de la mer rouge, tuant les Yéménites à petit feu.
Enfin, il faut relever le jeu complexe des Emirats arabe unis qui poursuivent discrètement une politique d’implantation commerciale et militaire dans le Golfe d’Aden et dans la corne de l’Afrique. Le Yémen est situé au coeur de leur plan de route, avoir une influence dans la région est donc d’une importance de premier plan. Ainsi, les Emirats arabe unis n’ont pas hésité à jouer un double jeu avec l’Arabie saoudite en soutenant les sudistes pour préserver leurs propres intérêts.
Crise humanitaire
L’ONU ne cesse de mettre en garde à propos de l’arrivée d’une crise humanitaire d’ampleur inédite, et appelle à un apaisement des conflits et à la fin de la guerre. Depuis le début du conflit, 3 cycles de négociations ont eu lieu entre le gouvernement Yéménite soutenu par l’Arabie saoudite et les rebelles houthis, mais aucune n’a abouti. L’Arabie saoudite ne veut pas que les houthis restent le bras armé de l’Iran à leur frontière, prolongeant ainsi cette guerre de proxy et d’influence.
Les chiffres suivant, relevé par l’observatoire de l’ONU, sont appelé à grossir de manière exponentielle au fur et à mesure que le conflit, le blocus et la crise humanitaire se poursuivent :
- 8 millions de personnes menacées par la famine, et 24 millions de yéménites ont besoin d’une aide d'urgence, dont 11 millions d’enfants
- 370 000 morts donc plus 150 000 décès liés à la famine et aux conditions de vie.
Au printemps 2020, ultime fléau, avec la Covid-19, dans un Yémen qui connaissait déjà famine et choléra, avec un bilan de plusieurs dizaines de milliers de morts.
Depuis des années, entre divisions Nord/Sud, ingérences étrangères, il est difficile de conserver l’espoir que le Yémen puisse redevenir un jour l’Arabie heureuse qu’il fut dans le passé.
SOURCES
- Monsieur Xavier Martin, professeur de géopolitique et géographie normalien
- https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20211225-y%C3%A9men-face-%C3%A0
-l-op%C3%A9ration-militaire-saoudienne-les-houthis-promettent-une-r%C3%A9pon
se-douloureuse
- https://www.youtube.com/watch?v=rVFcAVPLthg&t=237s
- https://www.youtube.com/watch?v=BeF40IIEF4E
- https://news.un.org/fr/tags/y%C3%A9men